Il y avait une fois un sultan qui n’avait jamais eu d’enfants. A cause de cela, sa vie devenait insupportable et il s’inquiétait toujours de savoir qui serait son successeur après sa mort. Il se tracassait tant, à chaque moment, qu’il a perdu tout intérêt dans la nourriture et le sommeil. Enfin il a pensé : « Pourquoi ne pas épouser une autre femme ? » Or il savait qu’il ne quitterait pas la femme qu’il aimait et qu’il avait connue toute sa vie, fille de la sœur de son père. Le divorce était hors de question. Il réfléchissait et a pris enfin sa décision.
«Je veux que tu me trouves une femme à épouser », a-t-il dit au courtisan. « Mais fais-le avec discrétion car je veux que personne n’en entende parler. Trouve-moi une jeune fille modeste qui est calme et assez jolie. Mais je ne veux pas qu’elle me connaisse. »
« Comme vous voulez, seigneur. »
Le courtisan s’est approché de la fille de sa nourrice. Elle avait été mariée une fois et son mari lui avait laissé une fille. Quelquefois elle amenait cette petite chez le courtisan pendant plusieurs jours. La jeune fille était jolie et intelligente. Et tout comme on dit : « La beauté vient en premier lieu, l’intelligence ensuite. »
« J’ai trouvé un mari pour ta fille », a dit le courtisan. « La donneras-tu en mariage ? »
« Je te la confie, mon frère ! Fais comme tu veux. »
Alors le mariage s’est fait. Le sultan allait la voir chaque nuit, toujours déguisé, en disant qu’il était toujours occupé et ne pouvait pas rentrer de jour. Tout le monde ignorait cet arrangement sauf le courtisan. Quant à sa nouvelle mariée et sa mère, elles ne connaissaient que son nom.
La nouvelle mariée a conçu et donné naissance à un petit garçon lorsque le dernier mois de sa grossesse est arrivé. La mariée et sa mère l’ont élevé ensemble. Il allait à quatre pattes, puis commençait à se tenir debout, enfin marchait. Plus tard elles l’emmenaient à l’école coranique.
On dit : « Quoiqu’on fasse, les belles-sœurs ne s’entendront jamais. » La première femme du sultan, qui ne connaissaient pas du tout la deuxième et qui ne sentait aucune pression, est devenue enceinte aussi d’un petit garçon. Tout le peuple était heureux, rempli de joie à cette nouvelle. La ville entière était décorée.
Le garçon a grandi, mais était élevé par la royauté. Tout le monde lui obéissait et faisait ce qu’il demandait, car c’était lui qui donnait des ordres. Il passait toute son enfance dans des endroits luxueux, faisait des voyages et allait à la chasse.
Entre-temps l’autre garçon fréquentait l’école coranique, apprenait et faisait ses études. Tout cela, sans parler de son respect, politesse et bonnes manières. Il a continué de grandir et a atteint l’âge de dix-sept ans.
« Mais quel sera le résultat de tout ceci ? » a dit le sultan. « Celui-ci est mon fils et l’autre aussi. Celui-ci est l’aîné et mérite le trône, surtout parce qu’il est bien élevé, pas comme l’autre qui est devenu arrogant et qui méprise les gens et ne se soucie que de s’amuser. Vais-je laisser mon peuple déshonoré ? Personne ne sera mon successeur sauf mon fils aîné. Mais personne ne sait qu’il existe maintenant ; qui va le reconnaître le jour où je mourrai ? »
Plus tard le sultan est devenu malade. Qu’est-ce qui arriverait s’il mourait et son fils aîné n’hériterait de rien et qu’il ne saurait même pas qu’il était fils du sultan ? Alors, dès qu’il s’est remis, il a commandé tout de suite : « Fais venir un carrosse. » Le courtisan était à côté de lui et des militaires devant et derrière. Le carrosse a traversé toute la ville et le peuple se demandait : « Où va le sultan ? »
Enfin il a ordonné à son cocher : « Tourne ici. » Le carrosse a passé par une impasse et est arrivé devant une maison. « Arrête ici », a-t-il dit. Il est descendu avec le courtisan, a ouvert la porte et est entré.
« Quoi ? » s’est écriée la femme choquée. « Qu’est-ce que c’est ? »
« Je suis ton mari et je suis aussi le sultan. »
Pendant ce temps le garçon s’est approché de la maison, a vu le carrosse, les militaires et la porte ouverte. Il est entré dans la maison et a trouvé le sultan assis sur une chaise dans l’entrée. Il est resté là, choqué. « Ce monsieur est ton père », a-t-elle dit. (Il n’est pas nécessaire de raconter tout ce qui s’est passé entre eux.)
Un autre carrosse est arrivé bientôt après et a amené la femme, son fils et sa mère à un autre palais du sultan où il les a logés. La nouvelle s’est répandue par la ville et tout le monde l’a célébrée en l’entendant. Quant au garçon, il passait toute la journée dans le palais avec son père ; il allait à la cour chaque jour et faisait attention à chaque département. Il apprenait tout jusqu’au jour où le sultan est devenu malade et l’a appelé. « Ecoute », a-t-il dit. «C’est toi qui vas succéder au trône après mon décès. Je te confie ton frère. Il est jeune, il manque d’expérience et de responsabilité. Je veux surtout que tu prennes soin de lui afin que je puisse être certain que vous serez tous les deux en sécurité après mon décès. »
Jusqu’au jour de sa mort il continuait à dire : « Ton frère. Prends soin de ton frère. » Pourtant, comme on dit toujours, on ne veut jamais de beau-fils. On dit : « Ton beau-frère n’est jamais ton vrai frère car c’est le fils de l’ennemi que ton père avait amené. »
Le sultan est mort et son fils aîné a été couronné. Celui-ci a pris alors sa place et est devenu le sultan. Il avait pris soin de son frère et l’avait surveillé. Il était même plus affectueux qu’une mère. Néanmoins, son petit frère le détestait. En plus il y avait autour de lui des gens malveillants qui l’incitaient contre son frère en disant : « Il a pris ta place et personne ne sait d’où ton papa l’a amené. » Toute cette discussion causait encore plus de rancune dans son cœur, mais il ne la laissait pas voir car il attendait le bon moment.
Un jour le sultan est allé à la chasse, accompagné de son entourage et du courtisan. Comme il ne pouvait pas abandonner son frère que son père lui avait confié ni le quitter, il l’a amené aussi et ils sont allés à cheval à côté l’un de l’autre. Un cerf est apparu devant eux et le petit frère l’a poursuivi en courant parce qu’il avait perdu contrôle de son cheval. Il est disparu de vue. Le sultan qui s’inquiétait pour son frère, ne pouvait plus supporter la situation et il a couru après lui, suivi du courtisan.
Quant au garçon, il était parti très loin et le cerf avait disparu. Il a trouvé un vieux puits cassé où il s’est assis jusqu’à ce qu’il ait vu s’approcher son frère avec le courtisan. Il a fait semblant de s’évanouir. Son frère est arrivé. « Hé, mon frère, qu’est-ce qui ne va pas ? Comment vas-tu ? » Il a fait signe d’avoir soif et ses yeux s’affaiblissaient comme s’il mourait.
« Qu’est-ce qu’il faut faire ? Qu’est-ce qu’il faut faire ? »
Le garçon a fait signe et a dit « Descends me chercher de l’eau. » « Je descendrai », a répondu le frère. « Comment descendrez-vous, sire ? » a dit le courtisan. « Je le ferai, moi-même. »
« Tu es un homme âgé qui ne peux pas descendre. Je le ferai. »
Il a noué ensemble le turban du courtisan et le sien et est descendu dans le puits. Dès qu’il est arrivé au fond, son petit frère s’est tenu debout, tout à fait éveillé. Il a sorti son canif et a coupé la corde. Il a averti le courtisan : « Si vous en parlez, je vous couperai la tête. » Ils ont monté les chevaux et sont rentrés au groupe de chasse. « Un lion a dévoré mon frère », a-t-il dit. « Nous n‘avons pas pu le sauver. Nous avons découvert qu’il ne restait plus rien de lui sauf son sang sur le sol. Rentrons au palais. » Ils sont rentrés et tout le monde croyait que c’est ce qui s’était passé.
A la tombée de la nuit le courtisan est rentré chez lui.
« Prépare-moi un dîner. » Il a fait emballer le dîner, puis est sorti en direction du puits avec son maître d’hôtel.
« Sire ! »
« Oui. » a répondu le sultan.
«Avez-vous vu ce que votre frère a fait, sire ? »
« Je l’ai vu. »
« Il disait : ‘ Un lion a mangé mon frère et il est mort.’ Ensuite il a pris votre place. »
« Eh bien. »
« Je vous apporte le dîner ; je vais dire que je suis tombé malade et que je ne sortirai plus jamais. Je ne veux plus être courtisan d’un meurtrier. Je continuerai de vous envoyer de la nourriture avec le maître d’hôtel jusqu’à ce que les choses deviennent claires. » Ils lui ont dit adieu et sont partis. Le maître d’hôtel continuait d’apporter la nourriture à son maître jusqu’à ce qu’il ne le supporte plus.
« Quelle vie terrible ! Serais-je toujours coincé au fonds d’un puits ? Ne ferais-je mieux de mourir ? Si seulement ils m’envoyaient de la nourriture empoisonnée, je ne vivrais plus. »
Mais qui ferait cela ? Sa mère ? Sa mère n’accepterait jamais de le faire. Alors il a écrit une lettre à la servante qui avait été sa nourrice, en disant : « Rendrais-tu un service à ton fils, pour me libérer de la torture que je vis ? Tu sais bien que j’adore la « Tagine ». Fais-moi une bonne Tagine comme d’habitude et ajoute-y du poison. N’en parle à personne et ne laisse pas ton fils rester dans la souffrance et la misère. Je préfèrerais mourir. »
La servante a lu la lettre et s’est dit : « Je ne le ferai jamais ! » Mais chaque jour quand le maître d’hôtel lui apportait la nourriture, il lui disait : « Rappelle-lui le service que je lui avais demandé. »
Le premier jour est passé, puis le deuxième et le troisième jusqu’ à ce qu’elle accepte de faire ce qu’il demandait. Pourtant si elle avait été sa vraie mère, elle ne l’aurait jamais fait.
Le même jour, comme le nouveau sultan sortait avec son entourage, il a vu le maître d’hôtel monté à cheval.
« Reste-là ! » a-t-il dit. « Où vas-tu ?
« J’apporte le dîner au sultan mort », a-t-il répondu. « Notre servante me donne chaque jour le dîner pour l’apporter aux pauvres et nécessiteux de la ville. » « Descends », dit-il. « Laisse-moi voir. » Quand il a découvert l’assiette, une odeur appétissante en est sortie. « Retournez-la au palais », a-t-il dit. « Ce monsieur-là est mort il y a longtemps et on continue à lui apporter son dîner ? »
Il n’était ni l’heure du déjeuner ni celle du dîner mais le plat était toujours chaud et il craignait qu’il ne se refroidisse. Il est rentré vite au palais et est monté à la salle à manger où l’assiette était sur la table. Il s’est assis, a enlevé le couvercle et a commencé à manger. Dès qu’il avait pris le premier morceau, il est tombé sans connaissance. Quelqu’un a poussé un cri. Le courtisan l’a entendu et est arrivé vite.
« J’ai besoin d’aide. » Quatre hommes qui portaient une échelle sont venus. Le carrosse est arrivé, tout équipé et suivi de tous les courtisans. Ils se sont dirigés tous au puits.
« Montez, sire ! » Le sultan est monté alors, a repris son règne et a été couronné de nouveau.