Il n’y a que sa propre mère, dit-on, qui peut comprendre un muet. Pour comprendre un fou, au contraire, il faut un autre fou. Quelqu’un sain d’esprit ne comprend pas des fous mais deux fous s’entendent très bien.
Il y a deux ans, un fou s’échappa d’un asile où on rassemblait des fous troublés et difficiles afin de les contrôler. On y avait l’habitude d’attacher les fous, mêmes avec des chaînes parfois. Il y avait également des fous enchaînés, d’autres s’appuyant contre le mur.
Ce fou, s’étant esquivé du gardien et ayant atteint la porte même, sortit de l’asile dans la rue, en courant. Tout le monde cria :
« Un fou s’est échappé de l’asile ! » et se mirent à s’enfuir, effrayé.
Hirsute et sauvage, le fou était comme un lion s’échappant de sa cage. Quand Berber, le gardien de l’asile (il y a 50 ans, quand cette histoire s’est passée), fut informé, il courut sur le champ le chercher mais en vain, tout le monde fuit en l’apercevant et personne n’osa le capturer.
Il arriva finalement à la mosquée d’El Kasbah, il y trouva un homme en train de choisir une chéchia (couvre-chef national de la Tunisie) pour son fils, âgé d’environ deux ans, titubant un peu sur ses pieds. C’est pour cela que son père lui tenait la main. Sachant qu’il n’y avait aucun issu et que Berber s’approchait de lui, le fou évadé saisit l’enfant et entra dans la mosquée, passa par la porte du minaret qui était ouverte et monta les escaliers.
Berber atteignit la mosquée, la chaîne à la main. Une foule avait commencé à se rassembler. Quant au père, il fut pris de panique, fou d’angoisse. Quelqu’un essaya de monter le minaret mais, en entendant les pas, le fou continua jusqu’à ce qu’il arrive en haut du minaret. Il regarda par la fenêtre et cria à la foule en bas :
« Si vous approchez, je jetterai l’enfant par la fenêtre ! »
On le savait bien que l’enfant ne pourrait survivre une telle chute. Surpris par sa menace, les gens se mirent à réfléchir à une solution pour sauver l’enfant. Une personne suggéra emmener une échelle, une autre proposa un matelas de sauvetage. Hélas, toutes les idées n’étaient pas bonnes et ne firent qu’aggraver la situation.
Par la suite, la mère du petit enfant arriva. Berber également. Habitué au comportement des fous, il leur ordonna de rester calmes et éloignés pour qu’il règle l’affaire :
« Eloignez-vous et restez silencieux, laissez-moi me débrouiller. »
Puis, il retourna à l’asile, déchaîna un des fous et l’emmena dehors :
« A vrai dire, tu es quelqu’un de sage, » lui dit-il.
« C’est vrai, monsieur Berber, » répondit l’homme,
« Eh oui, je le sais très bien, c’est injuste que tu sois là, je vais essayer de te libérer. T’es au courant du fou qui s’est enfui ? Il nous menace de lâcher un petit enfant par la fenêtre. Le pauvre petit enfant, t’es le seul capable de le sauver, je compte sur toi, » répliqua Berber.
« Ne t’en fais pas, je vais le sauver, » dit l’homme.
Une fois arrivé à la mosquée, il leva sa tête et aperçut son ami :
« T’es vraiment ingrat, comment oses-tu nous quitter, tes amis, comment oublies-tu les moments qu’on a passés ensemble à jouer ? Notre groupe diminue de plus en plus. Il nous sera impossible de continuer nos soirées sans toi. Vas-y, descends, je t’attends et on retourne ensemble. »
« Va-t’en ou je lâche l’enfant, » répondit le fou, d’un ton déterminé.
Le deuxième fou, le compagnon de Berber, leur dit alors :
« Vas-y, laisse-le tranquille ! Ne lui dis rien et ne le dérange pas, viens avec moi, oncle berbère. »
Ils sortirent de la mosquée, passèrent devant les ateliers jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’atelier de Cherif Zeribi où il y avait des photos, des tamis et un tas d’objets divers.
« Bonjour, » dit le compagnon de Berber.
« Bonjour, – répondit l’homme. – Pourriez-vous nous faire une faveur et nous prêter votre scie pour quelques heures. »
« Non, ce n’est pas possible, je ne pourrai vous donner mon matériel de travail, » répondit l’homme.
« Ne t’en fais pas, je te promets de te le rendre, » assura Berber.
Ils revinrent ensuite au minaret, et le fou se mit à scier le bas du minaret. Quand son camarade l’aperçut, il lui dit, choqué :
« Mais qu’est-ce que tu fais ? »
« Je vais abattre le minaret, » répondit l’autre.
« Et tu me laisses mourir ? » demanda le premier d’un ton étonné.
« Descends donc et rends l’enfant à ses parents ou vous mourrez tous les deux, » dit son camarade.
Il descendit finalement, rendit l’enfant à ses parents, et revint à l’asile avec son camarade, tous les deux suivis par Berber, qui était ravi par son exploit.