Pendant une soirée passée au théâtre il y a quelques ans, je me joignis à une foule de personnes qui avaient l’habitude de fumer des cigarettes et bavarder dans le balcon durant l’entracte. Tout d’un coup, en plein milieu de ce tourbillon d’activité, deux hommes, élégants et tirés à quatre épingles, se mirent à se quereller et à se lancer des injures.
« As-tu oublié le bien que je t’ai fait ? Je t’ai nourri et logé, je t’ai même donné mon burnous ! », dit l’un à l’autre.
« Tu n’es pas normal, on ne mentionne jamais une bonne action qu’on fait aux autres, mais c’est attendu d’un grippe-sou comme toi », répondit l’autre.
L’entracte fini, nous rentrâmes dans le théâtre mais il y avait ce mot ‘grippe-sou’ qui resta gravé dans ma mémoire et que je n’avais pas compris, et comme je suis quelqu’un de très curieux et qui ai l’habitude de chercher l’origine des expressions et des mots, j’avais hâte d’en connaître le sens.
Un jour à la station de radio, un ouvrier vint me chercher et m’informa qu’il y avait une fille qui voulait me rencontrer. « Je viens de Tebourba et je voudrais rester chez vous », dit la jeune fille.
« Pour quelle raison ? », lui répondis-je.
« Mon père nous a chassées de la maison, ma mère et moi. Ma mère est allée chez mon oncle et moi je ne savais pas où me rendre, donc je suis venue pour m’installer chez vous », expliqua-t-elle.
« D’accord, vous serez la bienvenue chez nous alors. »
Un jour, en me parlant de son père, elle mentionna l’expression « un grippe-sou reste toujours grippe-sou ». Je lui demandai sur le champ de me l’expliquer. « C’est toute une histoire », répondit-elle.
« Allez-y, racontez-la. » Voici l’histoire :
Il était une fois un sultan qui se tenait sur son balcon. Soudain il aperçut un mendiant et lui jeta deux centimes. Le mendiant, insatisfait par cette somme, lui dit « un grippe-sou reste toujours grippe-sou. »
Au début, le sultan n’y faisait pas attention, mais plus tard dans la nuit il se rappela la phrase et demanda au ministre de la lui expliquer. « Je n’ai jamais entendu cette phrase », répondit le ministre.
« Je veux que vous en cherchiez le sens », ordonna le sultan.
Les jours passèrent mais en vain, le ministre ne réussit pas à savoir la signification du mot.
« Et alors, cette phrase? », demanda le sultan.
« Je n’en ai pas pu trouver la signification », répondit le ministre.
« Alors, il faut aller la chercher ; sinon ne revenez pas. »
Le ministre quitta le pays, et passa dans chaque pays à peu près une quinzaine de jours pendant lesquels il essayait de chercher le sens de la phrase. Un soir il se trouva seul dans un endroit désert, soudain il passa devant une tente. « Je vais dormir ici », songea-t-il.
Une fille apparut « Bonsoir », dit-elle.
« Bonsoir. Puis-je m’installer ici ? », demanda-t-il.
« Oui, soyez le bienvenu », répondit-elle.
Le ministre descendit de son cheval, et la fille lui étala un tapis. Ensuite, elle attacha le cheval et lui donna à manger, et apporta une cruche d’eau à l’homme pour se laver. Tout d’un coup, un vieil homme – son père – apparut.
« Nous avons un invité ce soir ; il a l’air bon, il vient d’un milieu aisé à ce qu’il paraît », dit la fille. « Je ne vais pas tarder, je suis juste venu pour te dire que je passerai la nuit dehors », répondit le père. « Viens avec moi, je vais te donner un mouton. Prépare-lui un couscous avec de la viande. »
En arrivant aux moutons, il commença à choisir, mais renonça finalement en disant « un chevreau suffira ». Il changea d’avis une autre fois « un coq suffira », dit-il.
Quand sa fille lui tourna le dos pour rentrer, il lui cria « Aïcha, un petit poulet suffira. »
« D’accord, papa », répondit-elle.
Il lui ordonna finalement de préparer un couscous au lait.
Elle s’en alla, prépara le dîner pour son invité qui alla dormir par la suite. Le lendemain, quand le ministre était sur le point de partir, elle lui dit : « Ne m’en blâmez pas ; un grippe-sou reste toujours grippe-sou. »
Surpris, le ministre lui demanda sur le champ l’explication de la phrase. « Je suis venu spécialement pour cette expression ; qu’est-ce que ça veut dire ? »
« Cela signifie qu’un grippe-sou est l’équivalent d’un mendiant – même riche il n’est jamais généreux et refuse toujours de dépenser ses richesses. Mon père, à titre d’exemple, m’a demandé au début de vous préparer de la viande, ensuite il s’est ravisé et a décidé de vous préparer un chevreau, puis un coq, puis un poulet suffirait et il a fini par choisir un couscous au lait. »
Le ministre retourna tout de suite au sultan et lui raconta ce qu’il venait d’apprendre.
« C’est incroyable, voulez-vous dire que je suis mendiant ? » s’exclama-t-il.
Il alla voir sa mère au sérail. Après l’avoir embrassée et bu une tasse de café, lui posa la question : « dis-moi maman, qui est mon père ? »
« C’est quoi cette question ? Ton père était le sultan, qu’il repose en paix », répondit la mère, choquée.
« Je te supplie de dire la vérité », dit-il.
« C’est la vérité », répondit-elle.
Un jour, il invita sa mère à déjeuner chez lui. Il lui mit la main dans la soupe très chaude. « Dis-moi qui est mon père et je te lâche la main », dit-il.
« D’accord, je te dirai la vérité, lâche-moi la main. » En faisant ainsi, elle commença à raconter : « à vrai dire, je suis une femme stérile et j’ai fait tout ce que je pouvais pour donner naissance à un enfant mais en vain. Un jour, le sultan a décidé de se marier à une deuxième femme pour avoir son propre enfant. Je me suis rappelé un mendiant qui habitait aux alentours et qui avait l’habitude de venir mendier devant le sérail. J’avais remarqué que sa femme était enceinte et tout d’un coup, l’idée d’adopter leur fils m’est venue à l’esprit. Je leur ai donné de l’argent et on a convenu qu’ils m’emmèneraient l’enfant le jour de sa naissance et je me déguiserais donc en femme enceinte. Le sultan, fou de joie, préparait les vêtements du nouveau-né. Voilà toute l’histoire. Le sultan et moi ne sommes pas tes vrais parents. »
« J’ai tout compris maintenant. Le mendiant m’a reconnu l’autre fois quand je lui ai donné une petite somme d’argent, et une telle somme ne peut parvenir que de la part d’un mendiant. »