Il était une fois un commerçant aisé qui vivait avec sa femme dans le bonheur et dans les épreuves. Après une longue période de vie partagée, ils se rendirent compte qu’il leur était impossible de continuer à vivre ensemble vu qu’ils n’étaient plus compatibles et que l’alchimie d’antan n’existait plus. Ils divorcèrent, la femme reçut sa pension alimentaire et retourna chez ses parents.
La femme, déjà enceinte avant le divorce, donna naissance à son enfant. Une fois informé, le père acheta les ingrédients nécessaires pour la préparation du Zrir* comme du miel, du sésame, du beurre. Il acheta également de la semoule pour préparer l’Assida* et quelques vêtements pour son fils. Assumant ses responsabilités, il envoya le tout à son ex-femme. C’était son propre fils après tout et il voulait accomplir son devoir de son plein gré en subvenant à ses besoins.
La femme se maria de nouveau d’un homme qui était aussi un commerçant riche et qui l’aimait tant et lui concéda tout ce qu’il possédait. Il lui offrit plusieurs propriétés comme cadeau. Par exemple, il lui acheta une maison, un atelier, un terrain agricole et une auberge. Quant à son ex-mari, il n’eut pas encore rencontré son enfant.
Les jours passèrent, le bébé grandit et à l’âge d’environ deux ans, son père désira tant le voir. Il envoya à sa femme quelqu’un pour l’informer de son vœu. « Mon fils me manque et je voudrais bien venir le voir, que ce soit chez vous, chez moi ou ailleurs ».
« Tu n’as pas d’enfants, » répondit-elle. « Quoi ? Je n’ai pas d’enfant? Comment se fait-il que je n’arrive pas à voir mon propre fils ? J’habite la même ville que lui, et je ne le connais pas ! »
Tout de suite, il décida d’aller voir le juge pour se confier à lui : « Monsieur le juge, je suis un homme divorcé et figurez-vous que mon ex-femme refuse de me laisser voir mon fils. J’ai vraiment hâte de le voir » se plaignit-il. « Vous n’avez pas le droit de le voir puisque vous ne leur versez pas la pension alimentaire, n’est-ce pas ? » répondit le juge. « Si, depuis la naissance de mon fils, je n’ai jamais cessé de verser la pension alimentaire, et il y a quelques-uns qui peuvent en témoigner » dit l’homme. « D’accord, je vais m’en occuper. Elle s’est mariée à qui maintenant ? » L’homme répondit, « A un tel. » « D’accord, demain je vais lui envoyer un huissier du tribunal. Vous allez vous installer dans un café pour l’attendre. Quel café préférez-vous ? » demanda le juge. « Peu importe, comme vous voulez » assura-t-il. « Installez-vous donc dans le café d’El Attarine, et l’huissier vous emmènera votre fils et vous pouvez passer un bon moment avec lui. Achetez-lui quelques bonbons ou quelque chose à boire si vous le voulez. Puis l’huissier le ramènera chez son mère, vous payerez l’huissier et on fera ça deux fois par mois » expliqua le juge. « C’est très bien, je vous remercie infiniment, monsieur le juge ».
Il s’en alla. Mais inévitablement une fouineuse était là et a tout entendu. Elle n’a pas tardé à aller transmettre cette information à son ex-femme. Effrayée par l’idée de perdre son fils, elle acheta une centaine d’œufs et six poulets, mit le tout dans un couffin et alla voir le juge : « Monsieur, un homme est venu vous parler aujourd’hui à propos de son fils. Je suis la mère, et j’ai peur que mon fils m’échappe s’il s’habitue à son père » dit-elle. « Ne vous en faites pas, je vais m’en occuper » lui répondit le juge.
Le lendemain matin, le père alla au marché, acheta un beau tissu dont il fit coudre de nouveaux vêtements pour son fils. Il acheta également une Chéchia*, des babouches et un grand paquet de bonbons. Le cœur battant, il se rendit au café où il attendait pendant une heure, deux heures, jusqu’à ce que la nuit vienne. Enfin, il se rendit compte que personne ne venait ; il perdit espoir et s’en alla.
Le lendemain, il voulut rencontrer le juge mais en vain. Les huissiers lui faisaient obstacle pendant des jours, et profitaient de lui afin de recevoir des pots-de-vin. Ce ne fut qu’après quelques jours qu’il réussit à rencontrer le juge.
« Monsieur, vous m’avez promis l’autre fois que vous allez m’aider à voir mon fils » s’exclama l’homme. « Mais, je n’ai vu ni mon fils ni l’huissier du tribunal ».
« C’est une affaire qui ne me concerne pas » répondit le juge. « Mais c’est vous qui a tout arrangé ! » cria l’homme. « Faites sortir cet homme d’ici » ordonna le juge. Il protesta mais les huissiers le menèrent dehors.
Abattu, il s’en alla et décida de ne plus rester dans cette contrée. Il commença à vendre tout ce qu’il posséda jusqu’à ce qu’il n’ait plus rien et se dirigea vers une autre contrée.
Quant à son fils, il grandit et devint un homme adulte. Sa maman et son beau-père décédèrent et il hérita de toutes leurs propriétés. Il devint homme riche et atteint l’âge de se marier. Il se maria et il offrit à sa femme un bracelet en or et lui dit « je veux que tu portes ce bracelet toujours et de ne plus l’enlever ».
Les années passèrent et le bracelet était toujours là autour de son poignet. Quant à son père, il n’allait plus bien et ne réussissait plus dans ses affaires. Il avait de nouveau vendu toutes ses propriétés pour pouvoir vivre et n’avait plus rien. Il décida finalement à retourner à son pays. En arrivant, un de ses connaissances l’aperçut. « Salut, mon vieil ami ! Mais, comment es-tu arrivé à cet état-là ? » « C’est mon destin » répondit l’homme. Tout de suite, il l’invita à joindre ses amis à boire un café. Ils lui suggérèrent d’aller voir son fils qui vivait dans l’aisance et qui pouvait s’occuper de lui. « Non, je ne veux demander l’aide de personne, même de mon propre fils » répondit-il. « Pourquoi pas, tu peux lui demander de t’acheter un âne et des cruches et tu peux travailler en apportant de l’eau aux gens » dirent ils.
Fasciné par l’idée, il chercha et trouva son fils et il frappa à la porte. En l’apercevant, sa belle-fille le prit pour un mendiant et se précipita à lui emmener un pain. « Non, je ne suis pas un mendiant, je suis ton beau-père » dit-il. « Mon beau père? Comment ça?’ demanda-t-elle étonnée. « Oui, je suis ton beau-père, le père de ton époux » répondit-il. « Où étiez-vous alors? Et pourquoi êtes-vous dans cet état-là? » demanda-t-elle. « Malheureusement, je n’ai pas réussi dans ma vie et je suis venu pour demander à mon fils s’il pourrait m’aider à acheter un âne et quelques cruches pour travailler et apporter de l’eau aux gens » dit-il. Comme sa belle-fille n’avait pas d’argent et qu’il était improbable que son mari revienne à la maison ce jour-là, elle enleva son bracelet en or et le lui donna.
Son époux ne remarqua pas tout de suite que le bracelet n’était plus autour de son poignet. Ce ne fut que le quatrième jour qu’il dit : « Il est où ton bracelet? Ne t’ai-je pas dit de ne pas l’enlever ? » demanda-t-il. Elle l’informa alors que son père vint le voir et qu’elle lui donna le bracelet pour l’aider. Choqué par la nouvelle, il courut partout à la recherche de son père.
Enfin il le trouva dans un café. Il s’approcha de lui et il lui demanda « Comment oses-tu venir chez moi ? » Tout d’un coup, il le gifla violemment et s’en alla.
« Comment un père ose-t-il donner une gifle à son fils devant tout le monde ? » ses compagnons au café s’exclamèrent. « Ce n’est pas de sa faute ; c’est à cause de sa mère et du juge qui m’ont privé de le voir. Je ne peux pas lui reprocher, après tout, car il ne me connaît pas. »
Son fils retourna chez lui et raconta à sa femme ce qui s’est passé : « Je lui ai donné une gifle en pleine figure » se vanta-t-il.
« De qui tu parles? » demanda sa femme. « De mon père » répondit-il. « Vraiment bravo ! » dit-elle ; « je te félicite ! ».
Tout de suite, elle mit son Sefseri et s’apprêta à sortir. « Où tu vas ? » demanda son époux. « Chez mon père », répondit-elle. « Mais pourquoi ? » dit-il, surpris. « Je ne peux pas vivre avec quelqu’un qui abuse de son père ! » dit-elle. « Mais ça ne te concerne pas ! » dit-il ; « C’est entre moi et mon père. »
« Quand tu abuses de ton père, tes enfants à leur tour abuseront de toi dans l’avenir ». Sur quoi, son époux prit conscience de son geste et retourna vers son père, l’embrassa et lui demanda pardon. Il l’emmena vivre chez lui, et lui proposa la chambre principale.
Zrir: crème dessert au sésame préparé à la naissance d’un nouveau-né.
Assida: une pâtisserie tunisienne.
Chéchia: un bonnet rouge en laine porté par les hommes auparavant.
Sefseri : voile traditionnel féminin.